Je devais mon retour en ville à un excès de culpabilité et me voilà perdu dans le vaste océan, dans les bras de celle que je ne pouvais me résoudre à haïr. Pour dire vrai, je m’étais défait de cette vision manichéenne ; Parker était plus complexe et bien au-delà de son engeance, elle demeurait une âme esseulée prête à bien des choses pour que son père la considère enfin. Bien sûr, je ne pouvais omettre toutes les mauvaises décisions prises en amont, mais je ne pouvais me résoudre à lui en vouloir d’avoir essayé de survivre tout simplement.

Nos retrouvailles furent tout bonnement exquises, assez pour que j’en vienne à me dire que je devrais m’absenter plus souvent ; avant de me réfracter dans ma réflexion. Je ne pouvais me conduire de la sorte. Parker en avait souffert et je me refusais à lui infliger ça au risque de voir cette petite lueur s’amoindrir dans l’immensité de son regard. C’était comme si l’espace d’un instant, elle consentait à se défaire de tout ce qui l’accablait ; comme si cette modeste lueur lui insufflait un peu de cette vie que le Centre lui avait volé. Ainsi, je ne pouvais me résoudre à ternir cette lumière dont j’étais le spectateur privilégié.

Jamais, ô grand jamais, je n’avais exploré aussi intensément les plaisirs de la chair. Jusqu’alors, je m’étais contenté de relations de passages (deux, pour être exacte ;) et si j’avais de l’affection pour ces deux femmes, j’éprouvais des sentiments bien plus constants pour Parker. Peut-être était-ce dû à ces moments passés ensemble durant l’enfance et à ce lien si particulier qui échappait aux autres. Ou peut-être était-ce l’interdit qui décuplait l’intensité de nos retrouvailles. Il existait bien des théories et j’étais pour l’heure incapable de savoir laquelle choisir pour illustrer le propos.  Tu cogites trop !  Car oui, je réfléchissais trop au détriment de la passion et de tous ces petits riens qui ne s’expliquent pas et qui rendent la vie si précieuse.

— Tu ne fais pas ce genre de trucs ?  tentais-je un tantinet curieux (peut-être un peu trop pour elle.) J’avais entendu, durant ma liberté, bien des choses en matière de sexualité, plus encore depuis que je travaillais chez les pompiers. Il fallait reconnaître à certains camarades, une grande sincérité quant à leurs « expériences. » Et il n’était pas rare d’entendre parler de listes, à fortiori lorsqu’il était question de lieux. Pourquoi ? Je l’ignore, mais de toute évidence faire l’amour dans des endroits incongrus, avait pour effet de décupler bien des choses ; à commencer par le désir. Sauf que ce n’était pas le genre de Parker.  — Oublie ! À essayer de vouloir faire comme les autres, on finit par se sentir ridicule, j’ai l’impression.  Ce qui me mena sans surprise, sur la pente savonneuse des excuses.

 — Oui je vais bien.  Cela n’allait certainement pas ramener Tony. J’étais conscient qu’il me fallait encore du temps pour accepter cette situation et commencer à vraiment faire mon deuil. Malgré tout, je me refusais à laisser des énergies mauvaises saper notre moment à nous.

 — Quoi ? I n’y a pas d’âge pour manger de la glace très chère , répondis-je du tac au tac après qu’elle m’a traité de gamin, le sourire aux lèvres. Cependant, elle résista mal à l’appel de la douceur gelée et consentit à me suivre jusqu’à la cuisine ouverte tout en récupérant son paquet de cigarettes. Mâchoire serrée, je résistais non sans mal à l’envie de la sermonner quant aux dangers de la nicotine. Était-ce le bon moment pour jouer les moralisateurs ? Question rhétorique, mon cher Jarod. Dès lors, je préférais me focaliser sur le pot de glace que j’avais en main alors que déjà ma demoiselle s’éloignait pour regagner l’extérieur et fumer sur le balcon en toute quiétude.

C’est dans ces moments-là que je peine à comprendre ce que je dois faire. Devais-je la suivre aveuglément, ou avait-elle besoin d’un petit instant rien qu’à elle ? Peut-être devais-je commencer à me délecter de ma glace avant de la rejoindre ? Oui, c’est un bon compromis. Alors, cuillère à soupe en main, non sans mal, je piochais dans le pot, ne me rendant pas compte que j’étais observé.

 — Il n’y a pas d’heure pour manger de la glace.  Je la vis soupirer, comprenant bien malgré moi, ce que je me refusais à anticiper, son départ.  — En revanche, j’ai comme l’impression que l’heure du départ approche.  J’aurais tant voulu la retenir, si seulement. Mais j’étais bien incapable de me mettre en travers de sa route pour lui promettre une perspective à laquelle je peinais à croire tant l’incertitude demeurait.  — Du coup, j’imagine que tu ne serais pas contre un peu de glace avec ton café ?   tentais-je pour que l’humour persiste malgré la séparation à venir.  

Si, il y a quelques années, on m’avait dit que je me retrouverais à m’envoyer en l’air avec Jarod, je ne l’aurais pas cru. j’aurais sans doute ri d’un rire ironique en balançant un nuage de fumée de cigarette à l’auteur de cette saugrenue déclaration. Et pourtant… voilà que ces retrouvailles sur l’oreiller devenaient un peu trop fréquentes. Et le pire dans tout cette histoire, c’était que je ne culpabilisais (presque) pas. Avec Jarod, je me sentais vivante, je vivais, tout simplement. Le reste de ma vie, hors de nos rencontres, n’était qu’un train-train quotidien pesant au cours duquel je ne devais pas décevoir. Et c’était fatigant. Finalement, rien n’avait changé depuis notre première rencontre au Centre lorsque nous n’étions que des pré-adolescents.

Debout accoudée au balcon qui donnait sur la mer, je tirais sur la cigarette pensivement avant d’être interpellée par le caméléon et son pot de glace. Cette vision me fit sourire intérieurement, il avait l’air de rattraper cette enfance dont il avait été privé. Quelque part, moi non plus je n’avais pas vraiment eu d’enfance, pourtant, je n’avais pas été enfermée dans les sous-sols du Centre. Le Centre me tenait d’une autre façon.

Soufflant ma dernière bouffée de fumée, je soupirai face aux remarques du propriétaire des lieux.

- Pas d’heure, ça c’est toi qui le dis.

Le soleil se levait, je devais partir. J’écrasai ma clope dans le cendrier en verre qui contenait bon nombre de mes cigarettes. J’étais passée un paquet de fois chez lui en son absence.

- Je vais y aller, dis-je en rentrant à l’intérieur.

Je n’oubliais pas que je n’étais plus vêtue. Je cherchai mes fringues, me rappelant que je les avais laissés sur la plage.

- Dis, tu… tu irais récupérer nos affaires ?

Je n’avais aucune envie qu’on me voit à poils sur la plage alors que le jour se levait. Jarod était chez lui, il avait d’autres vêtements à se mettre sur le dos pour y descendre.

- Après il faudra vraiment que j’y aille.

Nuit blanche, il fallait que je rentre chez moi prendre une douche et me changer, me préparer pour retourner dans cet enfer qu’était mon job.

Je l’observais avec fascination tirer sur sa cigarette. Bien sûr, je ne cautionnais que difficilement le fait qu’elle se risque à dégrader sa santé avec cette consommation presque effrénée de tabac. Mais qui étais-je pour lui imposer quoi que ce soit ? Cependant, je ne désespérais pas de la voir arrêter un jour. Revenons à la contemplation ! Sous cette lumière, ainsi dévêtue, le regard plongé dans l’horizon, je ne pouvais m’empêcher d’être accaparé par sa beauté. Elle n’en demeurait pas moins triste ; nul besoin d’être un génie pour s’en rendre compte. Dès lors, je me sentais obligé de jouer de mon immaturité pour la faire sourire et chasser de son visage, cette ombre qui mettait à mal la petite lueur vacillante dans son regard. Et quoi de mieux qu’un pot de glace pour ça ?  

— Le temps n’est qu’une notion , commençais-je non sans me défaire de mon sourire. Je ne voulais rien laisser paraître et de ma frustration grandissante et du fait que son départ à venir m’atteignait. Bien plus que de la fierté, je me refusais à lui faire ressentir de la culpabilité quant à notre situation et notre possible absence de perspective ensemble. Mais comment faire quand la réalité ne cesse de vous le rappeler ?

Mon regard dévia sur le cendrier rempli d’un nombre de mégots trahissant ses multiples venues en mon absence. Elle acheva de ranger son paquet et quitta la terrasse pour regagner l’intérieur et ainsi me faire savoir qu’elle devait partir. Mâchoires serrées, je redoublais d’efforts pour ne rien laisser paraître. — Ok, pas de soucis , commençais-je en acquiesçant. — Je vais te récupérer ça. M’habillant en quatrième vitesse, je quittais le salon pour regagner l’extérieur en petites foulées, récupérant précautionneusement chacune de nos affaires pour ensuite revenir sur mes pas et lui tendre ce qui lui appartenait.

— Voilà, en théorie, il ne manque rien. J’aurais tant voulu me tromper sur le coup, mais j’avais effectivement tout récupéré mettant à mal un hypothétique acte manqué. Dès lors, nous nous faisions face tandis qu’au loin, le soleil sortait progressivement de son lit nuageux. — Je me sens bête parce que je ne sais pas quoi dire. Rentre bien ?! tentais-je sans grande conviction avant de me reprendre pour ne pas paraître trop expéditif. — Je pensais que ça serait plus simple, mais force est de constater que non…

Il était difficile pour moi de savoir comment réagir. J’aurais dû ressentir de la culpabilité face à ce que j’avais fait avec Jarod, et à plusieurs reprises en plus. Mais non. C’était comme si je revivais une crise d’adolescence rebelle. Et quelque part, je savais les dangers que cela impliquaient, aussi bien pour Jay que pour moi. Néanmoins, ni le caméléon ni moi ne semblions enclins à cesser de nous retrouver. J’étais irrémédiablement attirée par lui.
Malgré tout, les bonnes choses ont toujours une fin. Je devais quitter les lieux. Le jour se levait, et je devrais, d’ici quelques heures, retrouver mon bureau et mes acolytes qui, bien sûr, ne se doutaient de rien. Encore heureux. Je devais absolument donner le change, faire comme si je voulais retrouver Jarod autant que les deux autres évadés. Au final, mes recherches se portaient davantage sur Kassandra.

J’avais demandé à Jarod d’aller chercher mes vêtements, laissés avec les siens sur la plage. Je ne pouvais décemment retrouver mon véhicule en tenue d’Eve. Mon hôte accepta de le faire sans rechigner. Je le regardai alors courir sur le sable aux premières lueurs du jour, me laissant surprendre à apprécier la vue.

- Merci, répondis-je alors qu’il me tendait mes affaires à son retour.

Il était rare que je prononce ce mot. A croire que Jarod faisait réellement tomber toutes mes défenses. Alors que je me rhabillais à la hâte, j’esquissai un petit rire à sa remarque.

- Y a pas toujours quelque chose à dire, tu sais.

Je me redressai après avoir remis les chaussures et pris mon sac. Je posai une main sur son épaule.

- Fais attention à toi, OK ?

Puis, sans rien ajouter, je quittai les lieux, regagnant ma voiture. Le jour irradiait doucement la terre et la mer, c’était beau à voir. Assise dans mon coupé sport, je plaçai les lunettes de soleil sur mon nez pour regagner ma maison. Il me faudrait me préparer et prendre une bonne dose de café, la journée serait longue.

L’on se touche, on se frôle, on se regarde. Mais chaque geste nous éloigne inévitablement l’un de l’autre. N’est-ce pas cruel ? Pendant des années, j’avais appris à me passer d’elle, j’étais seul à l’intérieur, comme à l’extérieur. Alors, pour combler ce vide et parce que je voulais réparer ce qui pouvait l’être, j’ai poussé l’altruiste à son paroxysme ; cela me faisait de la compagnie et me donnais l’impression de réellement servir à quelque chose. Aider les autres est ma vocation, ma repentance pour des crimes que je n’ai pas commis, mais dont je suis à l’origine ; mais c’était aussi ma façon à moi de combler ma solitude ; une solitude qui semblait ne plus avoir de raison d’être à présent. Mais il me suffisait de voir Parker s’éloigner pour comprendre que si l’illusion n’en était pas eue, le caractère éphémère de cette illusion de bonheur était quant à lui on ne peut plus réel.

Dans ce qui me semblait un élan de galanterie, je regagnais l’extérieur dans le plus simple appareil. C’était étrange à bien des égards, mais jamais je ne m’étais senti aussi libre. Le sable craquait sous mes pieds, tandis que le vent venait caresser avec douceur mon corps. Je me penchais sans attendre pour ramasser nos affaires et ainsi revenir sur mes pas. Je savais, dès lors, que tout n’était plus qu’une question de minutes avant que nous soyons contraints de nous séparer.

 — De rien !  rétorquais-je en souriant légèrement ; un rictus que je savais triste malgré les efforts que je déployais pour ne rien laisser paraître. Elle récupérait ses affaires et s’affairait à renfiler sa carapace. Moi, je restais là, incapable de mieux. Ne devais-je pas faire ou dire quelque chose ? Non à en juger par ce que Parker venait de faire entendre. Je continuais cependant à me sentir bête.

 — Je sais que les grands discours ne sont pas de rigueur.  Elle achevait de s’habiller et de récupérer chacune de ses affaires. Le « Rentre bien ! » était de trop, mais c’était toujours mieux que rien. Elle, elle se contenta d’une main sur l’épaule et me demanda de faire attention à moi, ce qui me fit étrangement sourire.  — Vu la situation dans laquelle nous nous trouvons, c’est plutôt à moi de te demander de faire attention.  Elle n’ajouta rien de plus, sûrement pour ne pas s’attarder davantage. Puis elle disparut presque aussitôt à travers les vitres opaques de son cabriolet. Mon cœur cognait avec vigueur, rendant chaque respiration presque désagréable.

Était-ce vraiment ce que nous voulions ?