Il avait beaucoup plu aujourd’hui et ça continuait. Dehors l’on dénombrait une multitude de flaques d'eau et ils étaient nombreux les passants qui cherchaient non sans mal à les éviter là où les enfants s’en donnaient à cœur joie. L'hiver avait beau avoir laissé sa place au printemps, il n'en demeurait pas moins persistant en imposant ce climat maussade qui obligeait le commun des mortels à ressortir les vêtements de pluie et les parapluies. Jarod lui s'était juste contenté d'enfiler un long manteau noir.. Tête découverte, il cherchait quand même à éviter les flaques. Pour dire vrai, il adorait sentir les gouttes d'eau glisser le long de son cou, autant qu'il aimait être trempé les jours de pluie et tant pis pour le rhume à venir.  Il se sentait libre et cela n'avait pas de prix. Il regagna donc sa nouvelle cachette et vida sur sa table de fortune, le contenu de son sac en plastique. Outre des recharges de Pez et un paquet d'Oreo, l'on pouvait également y apercevoir un téléphone prépayé qu'il sortit aussitôt de son emballage pour l'avoir en main. Sa décision était prise et pourtant il hésitait encore à tel point qu'il remit à plus tard ce qu'il avait entrepris de faire depuis plusieurs jours. Ouvrant les placards qu'il avait au-dessus de sa tête, il sortit de quoi se préparer une soupe, un plat en adéquation avec le temps et avec le moral vacillant du caméléon. L'électricité étant incertaine, il récupéra les bougies qu'il avait achetées la veille et les alluma une à une avant de les déposer précautionneusement sur le rebord de la fenêtre style industrielle. Puis il retourna dans la cuisine et versa le contenu de son semblant de soupe miso dans un mug à l'effigie de la reine d'Angleterre, avant de se saisir d'une cuillère, de refaire le chemin inverse et retrouver le petit fauteuil en simili-cuir noir. Ainsi, confortablement installé, Jarod pouvait observer la multitude de gouttelettes de pluie, s'abattre sur le verre froid de sa fenêtre agrémenté du reflet des quelques bougies disposées tout du long. Cette fois, il ne pouvait plus se trouver d'excuses, il devait le faire. Il se saisit donc du mobile prépayé qu'il venait d'acquérir et y composa un numéro qu'il connaissait si bien, qu'il aurait pu le faire les yeux fermés.

"- Tu n'as jamais trouvé fascinant de voir la pluie couler contre une vitre ? On a tendance à oublier les plaisirs simples quand on est enfermé. J'espère ne pas te déranger en tous cas. Je me disais que ça faisait trop longtemps qu'on ne s'était pas croisé, je dois te manquer un peu non ? "

Il hésitait encore à l’appeler jusqu’à ce que la première tonalité se fasse entendre, puis la seconde, jusqu’à ce que la propriétaire de la ligne ne décroche, affublant son interlocuteur de son célèbre « Quoi ? » et mettant aussitôt un terme à toute fuite en avant de Jarod, qui ferma les yeux maudissant son courage inutile et sa phrase décroche. Mais il se reprit, car malgré tout, il ne devait rien laisser paraître « - ah ! j’ai beaucoup entendu cette expression. On emploie il est vrai, un sujet météorologique pour éviter les silences ou parce que la conversation n’a pas grand intérêt sans futilités. » Il la sentit sourire à l’autre bout du combiné, mais ne considéra point cela comme une victoire, bien au contraire, il devait rester sur ses gardes et le savait. « - Quelqu’un de susceptible pourrait mal prendre ton ironie. Mais pour répondre à ta question, non, regarder la pluie tomber n’est pas l’un de mes nouveaux hobbys. C’est juste un prétexte pour me rappeler que je suis dehors et que je peux à loisir, regarder ce que je veux. Et je déteste le café autant que tu détestes la vanille. » laissa-t-il échappé espérant peut-être surfer sur une petite vaguelette de nostalgie. « - Tu ne veux pas discuter avec moi, c’était de l’ironie encore n’est-ce pas ? »

Cet appel qui semblait futile de prime abord, était-il vraiment nécessaire ? C’est une problématique que Jarod avait retournée plusieurs fois dans sa tête, sans que jamais la certitude ne prédomine sur l’hésitation. Le cas échéant, peut-être aurait-il renoncé à cet appel et aux potentiels désagréments qu’il pouvait entraîner, ou un jeu bien étrange entre le prédateur et sa proie. « - Tu me traites de goujat maintenant alors que je prends le temps de t’appeler » lança-t-il en surfant sur le second degré qu’il commençait à maîtriser. Elle voulait savoir, connaitre la raison exacte de cet appel, mais il ne voulait pas se risquer à abattre trop rapidement ses cartes. Et puis, savait-il vraiment pourquoi il passait cet appel ? « - Ai-je vraiment besoin d’une excuse pour honorer Mademoiselle Parker d’un coup de fil ? »  La conversation semblait étrangement fluide, si bien que l’espace d’un instant, notre caméléon semblait avoir oublié les récents événements. « - Mais je ne doute pas du fait que tu aies autre chose que du café en ta possession. Cependant, de toi à moi, je ne suis ni Whisky, ni Bourbon » En somme les deux alcools qu’elle affectionnait et qui montrait une connaissance du terrain, qui pourrait en ébranler plus d’un. « - J’apprends mes leçons ! » lança-t-il aussitôt avec légèreté. « - Et à en juger par la carafe de cristal que tu ranges dans le mini-bar en acajou de ton salon, tu forces beaucoup sur le Whisky ces derniers temps.  Je ne t'apprends rien en te disant que l'alcool se consomme avec modération n'est-ce pas? »

À son tour, il s’installa un peu plus confortablement dans son fauteuil, ne quittant point du regard, la fenêtre qui lui faisait face.  « - J’entends un écho au loin ! Tu as enclenché le haut- parleur n’est-ce pas ? J’en déduis qu’il te fait une liberté de mouvement, que tu aurais pu mettre à profit pour …enregistrer cette conversation par exemple. Je me trompe ? » Il redevenait maître de lui-même et arboré dès lors une méfiance que jamais, le petit Jarod n’aurait eue à l’encontre de Mademoiselle Parker. Cependant, il n’était plus un enfant et leur amitié n’avait vraisemblablement plus raison d’être à présent. « - Mais je sais être magnanime et puisque tu le demandes, ce que j’apprécie le plus, c’est la liberté et toutes ces petites choses qui vont avec. Comme le fait de décider par moi-même sans devoir demander la permission à personne. J’aime aussi ne pas voir le pointeur rouge d’une caméra en marche, qui observe chacun de mes mouvements vingt-quatre sur vingt-quatre. » Il souffla un long moment tout en restant silencieux et en fixant la pluie qui ruisselait contre la vitre de sa fenêtre. « - J’ai juste une question à te poser. Quand as-tu renoncé à être toi-même ? »

Dans d’autres circonstances, cette conversation aurait pu être tout ce qu’il y a de plus « normale » Une de celles où deux amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps – séparés par les aléas de la vie – prennent le temps de se retrouver en conversant au téléphone. Mais la conversation n’avait rien de normal et l’amitié entre ces deux-là et que leur amitié jadis solide semblait désormais incompatible avec les fonctions de Miss Parker. Ce qui, il est vrai, rendait l’échange inconfortable de prime abord. A quoi Jarod s’attendait-il ? Les choses avaient changé, les caractères tout autant. La petite mademoiselle Parker n’existait plus depuis bien longtemps, alors que lui, demeurait un enfant dans le corps d’un adulte. Il avait tant à apprendre à commencer par les sentiments. « - Je te sors le tapis rouge. J’ai cru comprendre que c’était ce qu’on disait en de telles circonstances. » Dans un coin de sa tête, il se maudit presque aussitôt d’avoir sorti cette réplique inutile. Mais il continua tâchant de ne rien laisser paraître de son trouble, car oui, il demeurait troublé autant qu’il le fut lorsqu’il découvrit qu’on l’avait choisi pour le ramener au Centre. Mais aussi fou que cela puisse être, Parker ne semblait pas hostile et cette conversation étrangement tendue, anormale qui plus est, se mua peu à peu en un échange cordial, malgré la situation et leurs rôles respectifs. Jarod se paya même le luxe, après avoir refusé le verre fictif, d’établir l’inventaire du mini-bar dans lequel la demoiselle aimait étancher une soif jamais tarie. Et quelque part, il se trahissait également sur une visite impromptue, ce qui n'offusqua personne, encore moins l’intéressée. Un léger grésillement se faisait alors entendre, Jarod comprit qu’elle l’avait basculé sur haut-parleur pour plus de confort d’une part, mais aussi – et il n’était pas assez naïf pour ne pas y penser – l’enregistrer pour que Sydney puisse ensuite décortiquer chacune de ses paroles. « - Eh bien, mets-toi donc à l’aise ! » Il en fit de même en s’enfonçant un peu plus dans son fauteuil tout en gardant son téléphone contre l’oreille en fixant le filet d’eau qui ruisselait sur sa fenêtre à présent.

« - Oui, je mentirais si je te disais m’être tourné les pouces durant cette année. Toi-même tu en as vu du paysage grâce à moi. Mais vois-tu, j’ai un emploi du temps de ministre surtout en ce moment. Donc, je doute de pouvoir revenir avant longtemps au Centre. » lança-t-il avec ironie. « - Et puis de toi à moi, je préfère être dehors, à l’air libre. » Cette fois l’ironie sembla s’éclipser au profit d’un peu plus de sérieux assez pour que Jarod ose faire entendre des questions plus pertinentes, qui en plus de cela, obligeraient la demoiselle à sûrement cesser l’enregistrement, pour ne pas faire entendre trop de choses compromettantes. Et il est vrai, que suite à cette question, la voix de Miss Parker, d’ordinaire si pleine de certitude, laissa entendre l’espace d’un instant infime, comme une sorte d'hésitation, preuve qu’elle ne l’avait pas vu venir. Puis elle se mit à soupirer longuement après avoir demandé à son ancien complice, ce qu’il voulait dire. « - Ma question était pourtant claire. » Il se redressa à son tour, comme si tout d’un coup, l’échange devenait plus intéressant, plus percutant, plus intime. « - Être des adultes ne doit pas nous empêcher de renoncer à ce que nous avons été. Je sais que tu as souffert et j’aurai tant aimé pouvoir t’être plus utile, tout comme j’aurais aimé que nos chemins ne se séparent pas ainsi. » Puis il marqua une pause et prit une grande inspiration. « - J’imagine que nos serments d’allégeances ne sont plus compatibles, mais tu ne peux pas oublier. On n’oublie pas quelqu’un comme ça, plus encore lorsque cette personne a compté. Je n’avais pas prévu de te déclamer tout un monologue, d’ailleurs je n’avais pas prévu de t’appeler à nouveau après ce qui s’est passé au Centre récemment. Voir ce que tu as fait à Kassandra, m’a fait bien plus de mal que je ne l’aurais cru. L’espace d’un instant je me suis imaginé à sa place. M'aurais-tu tiré dessus sans hésiter si tel avait été le cas? »

Toujours confortablement installé sur son canapé en vieux cuir, face à la fenêtre qu’il observait, Jarod écoutait avec une attention toute particulière, chacune des paroles de son interlocutrice. Il lui arrivait même de percevoir un léger sourire dans la façon dont elle s’exprimait, preuve qu’elle n’était peut-être pas si insensible que ça. Mais il s’en voulait un peu de lui trouver si facilement de l’humanité après ce qu’elle avait fait à Kassy. Après-tout, ne lui avait-elle pas tiré délibérément dessus ? Mais Parker n’en demeurait pas moins une bonne tireuse, sûrement la meilleure de son département. Le fait que Kassandra soit encore en vie laissait imaginer qu’elle avait également choisi de l’épargner délibérément. « Arrête Jarod. » S’il n’avait pas été en ligne, il aurait pu se frapper violemment le front tant il s'en voulait de penser ainsi, car le voilà prit dans un véritable dilemme à présent. Si Kassandra demeurait son amie, Parker l'avait été jadis et il ne pouvait se résoudre à tout oublier. « - Au moins tu pourras prétendre avoir vu du paysage grâce à moi ! » Il sourit lorsqu’elle tenta, sans chercher à s’en cacher, de connaître sa prochaine destination. « - Si je te le disais, cela serait moins drôle non ? Et tu as toujours aimé les défis, je m'en voudrais donc de te couper l'herbe sous le pied. » Puis elle se mit à ricaner lorsque le caméléon énonça son prétendu emploi du temps de ministre. Elle ne trichait pas, c’était naturel et pas prémédité malgré l'enregistrement qu'elle avait lancé après avoir décroché. Cela rendait la situation encore plus difficile pour Jarod qui sentait son cœur osciller encore la légèreté de l’échange et cet étrange lien qui l'unissait à sa chasseresse.

« - Ah ! Mais je doute que tu aies besoin de moi pour ça. Et puis il serait malheureux que moi, celui qui t’empêche d’avoir du temps libre, t’inspire quelques idées. Ironique peut-être, mais contre-productif à mon sens. En tout cas, il est évident que tu ne dois pas chaumer avec trois caméléons dehors ! » Il reprenait le dessus, chassant peu à peu le trouble qui l’avait envahi jusqu’alors. Mais tout cela n’était que partie remise, car déjà le souvenir de sa récente conversation sur l’amour avec Kassy, refaisait surface. Ainsi que bien des sentiments contradictoires mettant à mal la convivialité de la conversation. « - On a tous, besoin de quelqu’un ! » renchérit-il sans attendre et ce malgré la froideur de Parker. Il la connaissait assez bien pour savoir qu’elle commençait à se braquer, mais plus encore pour savoir qu’elle n’était pas le genre de personne à instiguer de la pitié. « - Que je ne recommence pas ? Encore faudrait-il qu’il y ait une vraie fin, Parker. » Là, très clairement un ton de reproches paraissait dans ses paroles et il s’en voulut presque aussitôt d’être aussi véhément. Cela ne lui ressemblait tellement pas de se conduire de la sorte. Mâchoires serrées, il détourna le regard de la vitre, alors que Miss Parker commençait à se justifier. Il voulait des réponses, il allait en avoir. Durant le soliloque de son ancienne amie, il resta silencieux, incapable de la couper. Il repensa alors à son précédent échange avec Kassandra ce qui rendit instantanément son trouble plus grand. « - Tu sers leurs intérêts alors ta réponse est… somme toute logique. Je… » Il reposa son regard sur la vitre qui lui faisait face. « - Je… Je n’aurai pas dû t’appeler. Les choses sont ce qu’elles sont et j’ai sûrement été trop naïf en pensant que … que la petite fille pour laquelle j’avais de profonds sentiments, existait encore » Et c’est sur cette dernière intervention qu’il raccrocha le cœur lourd