Le devoir. C’est quelque chose qui revient assez souvent dans ma tête. Sydney n’avait de cesse de faire entendre à quel point il était important que je m’astreigne à cela, que le sens du devoir devait impérativement prédominer sur le reste, il en allait de ma survie. Mais le devoir c’est quoi, si ce n’est de l’hostilité à l'état pur ? Une barrière, une entrave à la liberté, la mienne en l’occurrence.  « Le sens du devoir c’est l’une des clés du métier. » La voix de Tony, comme un lointain écho me ramena à cette réalité qui m’empêchait d’être pleinement concentré. Une chance que je ne sois pas encore en service.

J’avais un peu la tête ailleurs ces derniers temps et pour cause nous avions failli frôler le pire. Mais la ligne rouge avait été franchie et m'avait naïvement ébranlée,  assez pour que je cesse de penser à Miss Parker, tel l’amoureux transit que j’étais devenu. Je la revoyais cheveux au vent, arme en main, nous tirer délibérément dessus pour entraver notre progression. J’en faisais même des cauchemars où elle abattait froidement Kassandra avant de se tourner vers moi pour en faire de même. Qu’est-ce que j’avais pu être naïf, tellement que je m’en voulais et que je faisais mon possible pour enterrer ce passage. D’ailleurs, je passais beaucoup de temps à la caserne, trop pour que cela ne paraisse pas un tantinet suspect. Conciliant, mon ami Tony m’avait filé les clés de son bureau, pour que je puisse m’y installer, le temps que ça aille. Mais est-ce que ça irait un jour ?

Réveillé à l’aube, je remballais minutieusement mes affaires, pour que le bureau retrouve sa fonction première. Je m’en allais ensuite enfiler ma tenue de sport pour aller courir. Buck m’avait prêté un lecteur mp3 et fait une playlist pour m’accompagner dans l'effort. Il avait ses défauts, sa jeunesse et sa fougue, mais dans le fond, il restait un brave petit, attentif aux besoins des autres, malgré le fait qu’il soit en arrêt. Notre dernière sortie l’avait un peu secoué, si bien qu’il préférait se tenir un peu à l’écart du terrain pour l’instant. Une décision que nous avions tous prise à l’unanimité. Je continuais donc à courir au rythme des chansons choisies par notre Bleu. Ce n’était pas de la grande musique toutefois, je pouvais aisément me caler sur la rythmique pour progresser jusqu’à entamer un sprint final à s’en cracher les poumons. Mais j’avais besoin d’évacuer et je préférais courir plutôt que de cogner dans un sac de frappe. J’étais loin de me douter qu’aujourd’hui, j’allais vivre la pire journée depuis mon évasion et que ma vie allait être à nouveau bousculée. Pour l’heure je regagnais les douches profitant des dernières minutes de quiétude avant l’arrivée des autres.

Tony fut le premier à débarquer, à peine étonné de constater que j’avais encore dormi dans le bureau. Lui aussi était cerné, mais tachait de ne rien laisser paraître quand il pénétrait la caserne. Je donnais au change. « - Mais n’oublie pas que si tu veux… » Et une fois encore, il me coupa dans mon élan en me faisant savoir qu’il était au courant et qu’il saurait me trouver si d’aventure il ressentait le besoin de parler. Je ne désespérais pas de le voir demander un peu d’aide, tout comme je ne désespérais pas de recevoir un appel de Lexa, sa femme à qui j’avais également fait savoir que j’étais là pour parler si besoin. Je préférais me concentrer sur les autres, plutôt que sur moi. De toute façon, personne ne m’attendait, alors à quoi bon.

De bonne humeur, je pris sans attendre la direction de la cuisine pour préparer du café et des pancakes pour celles et ceux qui n’avaient pas encore pris le temps de prendre le repas le plus important de la journée. Et c’est alors que je vis arriver, mon nouveau camarade que l’on se plaisait déjà à appeler le « Cordon bleu ».

« - Hey regardez qui voilà ! Monsieur Watson. Tu arrives au bon moment. J’ai préparé toute une floppée de pancakes avec le sirop d’érable de rigueur évidemment. Il y a du café aussi. Comme c’est calme ce matin, autant en profiter un peu non ? Quoi de neuf à part ça ? »

Ma semaine avait été de la merde. Littéralement. J’avais appris que ma fille sortait avec un homme marié. Ils entretenaient une relation alors que la femme de ce dernier était dans le coma. Je n’avais pas été de bonne humeur à cause de cela. Ensuite, j’avais avoué à ma femme que je ne renouvelais pas mon contrat comme enseignant et que j’avais déjà accepté un poste à plein temps à la caserne. Pourquoi ? J’en avais tout simplement marre de vivre la même chose année après année. J’étais dans un cercle sans fin et puis … et puis c’était cette semaine. Cette semaine où Kassandra fêterait sa disparition. Ça me rendait encore plus maussade et à la limite agressif. Je n’étais pas comme ça d’habitude.

Rose n’était que patience alors que j’étais dans une spirale que je ne comprenais pas vraiment. Mon père me rendait à bout également en venant faire des travaux à la maison. Il avait besoin de passer le temps qu’il disait. Il s’amusait bien à grimacer lorsque j’entamais une gamme sur mon piano hors de prix. Vestige d’un passé à jouer avec de grands orchestres dans des salles immenses. Je ne regrettais pas ma vie. Je regrettais simplement d’avoir perdu ma fille. Je me réveillais en sursaut et en sueur au milieu de la nuit. Un cauchemar alors que je cherchais ma fille partout dans l’école. L’anxiété de ne pas la trouver alors qu’elle devait m’attendre. Cette putain de crevaison de merde. La police qui ne faisait rien. Ma bagarre avec mon père et la destruction de mon bureau. Je me passais une main dans les cheveux et le visage alors que Kassoulet levait la tête en chouinant un peu. Il était inquiet mon gros bébé.

Je me levais et je caressais la tête de l’animal. J’avais besoin de me faire un café. Je marchais donc dans le couloir de l’étage pour aller vers l’escalier et je stoppais net dans la chambre d’invité. Darwin était sur le lit. Il attendait que l’on vienne le voir. Il attendait le retour de notre fille qui ne reviendrait jamais. Je sentais mon coeur se serrer et j’ouvrais davantage la porte de la chambre. Je regardais l’ourson dans le noir sans bouger. 04h53 du matin. Je m’approchais lentement et je prenais la peluche dans ma grosse main avec douceur.

Je regardais son état. Un oeil bien abîmé et beaucoup trop de lessive en peu de temps. Je sentais l’odeur de ce dernier. Il avait perdu l’odeur de ma fille depuis le temps. Un sanglot me prenait à la gorge alors que je serrais la peluche dans mes mains. Je fermais les yeux avant de m’asseoir dans cette pièce en pleurant. Je ne pleurais jamais devant Rose. Je ne voulais jamais qu’elle me voie ainsi. Kassoulet venait me rejoindre et posait sa tête dans mon cou avant de me lécher la joue. Je le caressais avec douceur. Mon gros husky qui était la mascotte de caserne désormais.

- T’inquiète pas. Ça va passer. On va courir dans les bois ensemble hein ?

Je décidais de poser l’ourson en posant un baiser sur sa tête. Une façon d’embrasser ma fille. Je sortais et j’allais courir après m’être changé. Je courrais comme jamais avec mon chien à mes côtés. Au retour, ce fut une bonne douche avant de me rendre à la caserne. Plusieurs gars arrivaient en même temps. On me surnommait désormais «Cordon bleu» c’était toujours mieux que «Le bleu». Je laissais ça aux jeunes. J’installais mes choses dans mon casier alors que Kassoulet recevait beaucoup trop de câlins. Je me rendais ensuite dans la cuisine pour voir Jarod. C’était celui avec lequel je m’entendais le mieux dans toute la caserne. Il me saluait et je me mettais un sourire sur le visage malgré ma nuit beaucoup trop courte.

- Monsieur Watson c’est mon père Jarod ! Ah bah super, je meurs de faim. Le glouton aussi.

Kassoulet entrait en trombe dans la cuisine et allait voir son ami Jarod. Peu subtil, il s’assoyait directement à côté de ce dernier en penchant la tête sur le côté.

- Tu as un admirateur matinal. On fait bien de profiter un peu si tu veux mon avis. Tu sais, pas grand-chose en dehors du fait que j’ai signé le contrat de temps plein donc tu vas être pris pour tolérer ma présence plus de quarante heures semaine. Je sais, tu es déçu ! Kassoulet est bien triste aussi de venir ici.

Mon husky jappait après Jarod. Il voulait une crêpe. Je me servais du café avant de m’installer à la table. Pour une fois que je ne cuisinais pas, je n’allais certainement pas me plaindre. Je me repassais une main dans le visage.

- Sinon toi, quoi de neuf ? Tu vas bien ?

J’ignorais tout de ce qui se passait dans la vie d’Aaron, tout comme j’ignorais ce qui se passait avec Tony et sa femme. Pour eux, c’était d’autan plus difficile, car j’avais pleinement conscience du problème, mais je demeurais impuissant. Un sentiment que j’exécrais, plus encore avec les capacités que j’avais. Pourquoi donc avoir toutes ces capacités, si je ne peux les utiliser pour aider les personnes qui sont importantes à mes yeux ? Je préférais pour l’heure, évacuer tout ça histoire d’être concentré si d’infortune l’alarme se mettait à retentir. Et parce que je voulais continuer à être de bonne humeur. Ça paraît idiot, mais c’était comme nécessaire et une façon pour moi, de remporter une bataille de plus contre le Centre.

La cuisine semblait donc être la meilleure des alternatives pour entretenir ma bonne humeur et nourrir nos troupes. Manque de chance et malgré la bonne volonté apparente, le simple fait de préparer des pancakes, me fit quasiment penser à une personne que j’essayais de chasser de ma tête et dont je me refusais à prononcer le nom, en sachant pertinemment que ça n’allait rien changer à la peine ressentie. « Concentre-toi sur tes pancakes Jarod ! » n’avais-je de cesse de me répéter, tel un mantra. J’en étais donc rendu à la préparation de la pâte sous le regard de tous, mais plus encore de Tony qui venait de prendre place sur l’un des bancs à disposition. Il avait les traits marqués et semblait ne pas avoir dormi beaucoup. « J’irai lui parler plus tard. » Pour l’heure je devais m’activer pour que nous ne partions pas le ventre vide sur le terrain. C’est alors que je vis apparaître, notre nouveau camarade et la mascotte de la caserne que je tâchais d’accueillir comme il se doit. Cependant, je remarquais bien malgré moi, que Tony n’était pas le seul à avoir les traits tirés.

« - J’en prends note, cher Aaron Watson. J’ai préparé de quoi nourrir tout un régiment. Donc il y aura largement assez pour notre petit glouton national. » Qui dans une parfaite synchronisation fit son entrée. Un magnifique Husky, semblable à un loup qui me fascinait et qui me donnait envie d’avoir moi aussi un chien. Peut-être devrais-je y penser si d’aventure je venais à prendre la décision de rester ici, malgré la menace qui plane sur mes épaules.

« - Quand on parle du loup. Salut mon vieux ! » Je ne pus résister bien longtemps à l’envie de lui caresser le sommet du crâne tout en lui offrant le premier pancake d’une imposante fournée. « - Tu m’en donneras des nouvelles ! » Passé le premier échange avec l’ami canin, je reportais toute mon attention sur Aaron. « - Pourquoi donc serais-je déçu ? » commençais-je pas encore au fait du second degré, du moins je l’étais avant de voir le sourcil d’Aaron se lever. « - Ah oui ok c’était de l’ironie. Je vois et bien c’est vrai que dans ce cas-là, je dois admettre que la déception est grande. » Je m’adaptais du moins je faisais au mieux, donc à mon tour je me prêtais au jeu de l’ironie et du second degré.

« Promis Jay. A noël je t’offrirai un décodeur. » lança Tony pour gentiment me charrier. De tous, il était ici le seul à connaître mon histoire et pour cause, la nuit de mon évasion, il m’avait permis de fuir en acceptant, sans poser de questions, de me faire monter dans sa voiture, me permettant ainsi de mettre le plus de distance entre moi et le Centre. Depuis, je lui étais redevable et ne manquais point la moindre occasion de le lui faire savoir. « - J’apprécie ta sollicitude grand chef. » Passé cet échange fugace, je reportais mon attention sur Aaron et notre mascotte, tout en me servant un café. Une boisson que j’avais appris à apprécier. « - De mon côté, rien de neuf, que du vieux comme on dit. Dis, loin de moi l’idée de jouer les types intrusifs, mais vu ta tête, j’ai comme l’impression que tu n’as pas dormi beaucoup. Ce qui m’amène à te demander si ça va ? »

C’était avec un grand étonnement que je constatais que Jarod n’avait pas compris la blague que je lui avais lancée. De l’ironie comme j’aimais le faire parfois. Le pauvre avait vraiment cru que j’étais sérieux et cela me faisait bien rire. Je lui donnais une petite tape dans le dos alors que Kassoulet se couchait dans son coin avec son précieux butin. Cet animal était le pire chapardeur du monde. Il était tout heureux de manger sa crêpe. Dommage, il n’aurait pas droit au précieux sirop d’érable qui allait englober les miennes dans quelques minutes.

Jarod allait bien à ce qu’il me disait alors je lui faisais un sourire en coin à ce moment-là. Au moins, un de nous deux allait bien. C’était déjà ça. Je m’installais en profitant de l’absence des autres pour me mettre à mon aise et mettre du sirop sur mes crêpes avant que le Bleu décide d’en mettre pour l’équivalent de trois pompiers. Je prenais une gorgée de café avant de lui répondre.

- On ne peut rien te cacher. J’ai mal dormi en effet. Ça arrive souvent ne t’inquiète pas. C’est comme ça depuis des années. Je me réveille au milieu de la nuit et je pense beaucoup trop. Impossible de me rendormir. Je suis allé courir avec monsieur le glouton et je suis venu ici ensuite.

Kassandra … Ma petite princesse avec son ourson en peluche. Je la voyais encore caresser le ventre de sa mère ou donner un baiser à sa petite soeur toute neuve. Les derniers souvenirs que j’avais d’elle. Je me rappelais son sourire alors que mon père arrivait et lui disait qu’il allait l’amener sur son navire durant quelques jours et qu’ils iraient en mer. Ses yeux s’illuminaient alors comme jamais, car elle allait passer du temps en Lieutenant général Watson. Il était un grand-père formidable et beaucoup trop gâteau.

- Ne t’en fais pas, j’ai tous mes neurones pour bosser. C’est le genre de chose qui arrive quand on perd un enfant. On ne dort plus et parfois les souvenirs remontent sans que l’on sache vraiment pourquoi.

Je ne souvenais pas lui avoir dit que j’avais perdu un enfant. Je me contentais de prendre une bouchée de crêpes et une gorgée de café. Kassoulet s’approchait et venait renifler. Je lui faisais un signe de la main et il retournait dans son coin en poussant un soupir plus que bruyant. Le pauvre avait une vie vachement compliquée au final. Difficile la vie de chien mascotte dans une caserne de pompiers.

Je ne savais pas grand-chose d’Aaron, cependant il me suffisait de l’observer attentivement pour comprendre à quel point la vie ne semblait l’avoir épargné. Il avait dans le regard ce quelque chose de déstabilisant, cette lueur défaillante qui me laissait à penser qu’il ne suffisait de pas grand-chose pour que son monde s’écroule. Il avait vécu un drame, un de ces qui vous font vous lever en pleine nuit. Cela m’arrivait de temps à autre. Je me retrouvais dès lors en sueur, persuadé d’être à nouveau enfermé avant de comprendre que tout ça était derrière moi. Du moins c’est ce que je croyais, mais jamais le Centre ne me quittait, c’était mon drame à moi.  « - Des cauchemars ? » demandais-je sans certitudes et sans m’offusquer si d’aventure il se refusait à répondre. À ma décharge, je ne maîtrisais pas encore toutes les normes sociales, le domaine de l’intime et de la vie privée. Il m’arrivait donc assez souvent de poser des questions de ce style sans comprendre pourquoi certains s’échinaient à tout garder pour eux. Était-ce un manque de confiance ? Si seulement, j’étais loin de me douter, que dans la tête de mon nouvel ami, ça cogitait encore et qu’il lui faudrait bien plus qu’un petit-déjeuner pour lui faire oublier une énième nuit sans sommeil. Cependant, j’étais inquiet cet aveu me laissant à penser qu’Aaron n’était pas au mieux de ses capacités ce qui pourrait s’avérer problématique en intervention. Et alors que je m’apprêtais à gentiment le mettre en garde, il se laissa aller à une confession qui m’ébranla.

« - Tu as perdu un enfant ? » m’entendis-je répéter avant que Tony ne fasse son apparition et ne mette à mal, à son insu, cette discussion en suspens. Comment pourrait-il aller en de telles circonstances ? Je me sentais idiot d’avoir posé la question. Et bien malgré nous, nous ne pûmes reprendre là où nous venions de nous arrêter, car déjà l’alarme résonnait dans la caserne. Tony s’en alla consulter l’ordinateur central, tandis que nous migrions vers les vestiaires.  « Fire code ! » lança notre supérieur nous permettant ainsi de nous équiper en circonstance. « Incendie dans un immeuble. Un départ de feu probablement dû à une défaillance électrique. » Nous ne devions pas traîner, car en de telles circonstances, le feu pouvait vite progresser. « - Ok on ne traîne pas ! » Fin prêt, je regagnais le camion avec Aaron et les autres. « - C’est ton premier incendie non ? »

Contrairement à ce que l’on pouvait croire, j’avais toute ma tête. Un bon café et je serais complètement opérationnel. Je buvais ce dernier en hochant la tête alors que Jarod me demandait de confirmer ce que je venais de dire. Oui, j’avais perdu un enfant. Il avait la même tête que tous ceux qui étaient au courant. J’allais lui répondre lorsque l’alarme retentissait dans la caserne en entier. Tony nous tenait au parfum en nous disant que c’était un code pour un feu. Rapidement, nous étions en train de nous habiller. Je restais calme comme à mon habitude. Kassoulet s’assoyait docilement dans le cadre de porte menant à nos quartiers pour nous regarder nous préparer. Il allait garder la caserne durant notre absence. C’était le meilleur système antivol de l’univers. J’écoutais les indications de Tony avant de regagner le camion. Chacun nos places comme à l’habitude. J’écoutais Jarod avant de lui répondre. Le camion se mettait déjà en route alors que la sirène retentissait. La police devait déjà être en route également.

- Le second. Le premier c’était durant ton jour de congé il y a deux semaines. C’était mineur. Le premier véritable incendie que j’ai combattu c’était sur un navire de guerre dans une salle des machines quand j’étais dans les marines. Ça fait un moment déjà.

Un moment ? C’était il y a trente ans. J’étais déjà bien plus calme que le bleu qui semblait sur le point de chier dans son uniforme. J’allais suivre les instructions et les procédures. Ce n’était pas le temps de jouer les héros pas en débutant en tout cas. J’attendais que le véhicule se gare. La fumée noire envahissait le ciel déjà tout comme la rue. Ça flambait, et ce, très rapidement vu la chaleur qui augmentait de manière exponentielle. Allions-nous avoir besoin d’une seconde et d’une troisième équipe ? Peut-être, mais ce n’était pas à moi de juger de ça. Tony allait faire son boulot et je restais près de Jarod par habitude. Nous avions tous nos marques avec quelqu’un de toute façon.

Notre échange venait d’être avorté à mon grand regret. Aaron était sur le point de se confier sur le drame de sa vie et à mon sens, il avait besoin d’une oreille attentive. Je voyais bien que cela lui peser, au point d’avoir de courtes nuits. Mais l’alarme en avait décidé autrement, nous rappelant aussitôt à nos devoirs de pompiers. Nous devions dès lors laisser nos problèmes aux vestiaires pour ne nous focaliser que sur l’intervention en cours, tel était notre tâche. Mais je ne désespérais pas de reprendre la conversation là où nous l’avions laissé. Dès lors, nous nous employions à enfiler notre équipement et récupérer le matériel adéquat sous les ordres de Tony. Rapidement, nous regagnâmes le véhicule. Nous n’avions pas une minute à perdre et c’est ainsi que nous avons quitté la caserne, laissant Kassoulet derrière nous.

« — Bon et bien au moins tu peux te targuer d’avoir déjà était confronté à un feu. » Ce qui n’était pas le cas de tout le monde, lors d’une première sortie en intervention. Malgré tout, je tâchais de faire preuve de légèreté, car je savais malgré ma relative expérience que les feux demeuraient les interventions les plus périlleuses pour un pompier et les statistiques allaient malheureusement en ce sens. « — C’est sûrement comme la bicyclette, ça ne s’oublie pas. » Tentais-je à nouveau sur le ton de l’humour pour désamorcer les tensions. Dans les rues animées de la ville, les sonneries des policiers et des pompiers résonnaient offrant aux passants un concert désagréable. Les voitures s’écartaient sur notre passage, tandis que grâce à un boitier que possédait Tony, les feux tricolores viraient au vert à notre approche. La circulation ainsi fluidifiée nous permit d’arriver plus rapidement à destination.

Arrivés sur place nous ne pouvions que constater à quel point le feu gagnait en ampleur sur les étages supérieurs. Une fois, le véhicule à l’arrêt nous pûmes nous en extraire rapidement achevant de nous équiper. Rien ne devait être laissé au hasard malgré la rapidité et la moindre erreur pouvait coûter cher. Tony prit le temps de tous nous réunir, car une autre caserne venait de se joindre à nous. L’autre capitaine rameuta sa troupe de son côté. L’homme, tout comme Tony, n’était pas serein et peinait à le cacher.

« Nous devons entamer une ascension au plus vite, tandis que des gars en bas, déploieront l’échelle et la bâche de protection. À vu d’œil, il y a une quinzaine de mètres d’ici à là-haut. On a de quoi coiffer une large surface en bas, donc il est préférable d’inciter ceux qui sont du premier au cinquième, à sauter. » Tony était d’un calme olympien, je l’admirais pour ça. « — Aaron, tu vas venir avec moi et Tony. » À mon tour, j’achevais de faire passer les ordres étant le second du capitaine. Et nous voilà à pénétrer l’immeuble avec d’autres pompiers, tapant à toutes les portes. L’enfer était tout proche, nous pouvions le sentir…

Je n’avais jamais été un homme avec un tempérament nerveux. J’étais relativement calme et patient de nature et ça avait été un atout dans bien des sphères de ma vie. Papa poule un peu aussi avec ma Lexie sans le vouloir. La perte de sa soeur m’avait rendu complètement rendu paranoïaque durant de nombreuses années. Je voulais savoir où elle était et dès qu’elle avait du retard, je remuais ciel et terre. Enfin, ce n’était pas le cas de figure en ce moment. Nous étions loin d’une histoire avec ma petite Lexie. Une fois le camion immobilisé, il était temps d’écouter Tony et ses instructions. Nous devions absolument suivre les directives et c’était ce que je comptais faire. Le feu pouvait être dangereux et il s’agissait d’une intervention qui pouvait rapidement tourner à la catastrophe.

Les pompiers d’une autre caserne se joignaient également à nous. J’écoutais les instructions de notre capitaine avec attention. Tony n’était pas serein et au vu de propagations des flammes il y avait de quoi redouter le pire. Un effondrement de la structure serait un véritable drame autant pour les pompiers que pour les habitants qui pouvaient encore se trouver à l’intérieur. La fumée noire envahissait le périmètre et les flammes rouges se faisaient voir par endroit. C’était une course contre la montre. Je faisais un signe d’approbation à Jarod à ses instructions. J’allais le suivre avec Tony.

Nous en étions à pénétrer dans l’immeuble. La fumée diminuait la visibilité et avec l’équipement autant le dire on ne voyait pas nécessairement loin devant nous. La chaleur était intense et je sentais déjà la sueur couler dans mon dos. Heureusement, j’étais dans une grande forme physique sans quoi je ne serais pas capable de faire ce genre d’interventions. Ne jamais sous-estimer la forme physique d’un pompier. Je cognais contre les portes pour m’assurer que les gens sortaient. La plupart avaient réussi à sortir et c’était une bonne chose. Mon instinct me disait cependant que quelque chose allait se produire. Le feu continuait de gagner en intensité et le bâtiment avait certains craquements dignes d’un film d’horreur. Nous étions littéralement aux enfers.

- Troisième étage sécurisé et vide Jarod.

Je faisais signe au capitaine en second pour l'aviser. Je n'avais plus de visuel sur Tony, mais il ne devait pas être bien loin. La visibilité était tellement dégueulasse.

J’avais choisi le métier de « pompier » puisqu’il cochait bien des cases et me permettait de faire du bien autour de moi. En somme, je l’ai choisi non pas par vocation, mais par excès d’altruisme. Et puis j’ai l’impression que c’est une façon pour moi d’équilibrer la balance. J’ai le sang d’une centaine de personnes sur les mains. Et même si je sais pertinemment que je n’ai pressé aucune détente, ni commis d’attentats ; j’ai réalisé des simulations, vendues au plus offrant et ça englobe des criminels de tout bord, le Centre ne faisait aucune distinction. Après tout, la couleur des billets demeure la même. Mais là n’était pas la question et je me devais d’occulter le Centre de mes pensées pour mieux me focaliser sur notre mission en cours.

L’incendie était spectaculaire et gagnait en intensité. Notre illustrateur en chef avait déjà établi les premiers croquis en se servant des informations qu’on lui avait transmises sur l’immeuble. Un gagne temps pour Tony qui pouvait dès lors analyser plus rapidement la situation et nous donner les premières consignes. De mon côté, bien que capable de prendre des décisions, je préférais restais à l’écart et ne pas prendre un pouvoir qui ne m’était pas dû. Personne n’était serein, pas même les gars de l’autre caserne. Je redoutais ce genre d’intervention, car jusqu’à présent, nous avons été épargnés sur les sorties à risques. Et il me semble, de mémoire, que cet incendie était le premier d’une telle intensité. Mon regard se posa alors sur Aaron. Il ne laissait rien paraître, mais je le sentais soucieux, comme nous tous pour dire vrai. Assez pour le prendre sous mon aile. « — C’est parti alors ! » Tony avait déclamé son discours et je m’étais autorisé à le seconder dans la constitution de l’équipe. J’avais tout naturellement opté pour Aaron.

Nous voilà donc à pénétrer le bâtiment qui avait atteint de très hautes températures. Par chance, étant équipés, nous pouvions dès lors nous mouvoir avec plus de facilité à travers la fumée qui gagnait en intensité. « — Tony ! » lançais-je à mon supérieur qui s’approcha de moi et Aaron. « — Je pense que pour gagner en vitesse on devrait se partager les trois étages. Et se retrouvait ici quand on aura fait le tour. Si l’on adopte d’une cadence de trente secondes par porte on aura fait le tour de ces trois étages en moins de cinq minutes. » Mes calculs étaient imprécis, car je ne disposais pas de toutes les données, mais j’étais à peu près sûr qu’en moins de cinq minutes trois étages pouvaient être vidés. Tony acquiesça me confortant dans mon choix. « — Ok je vais prendre celui du dessus et je vous laisse les deux autres. Ça te va Aaron ? »

C’est ainsi que nous nous séparâmes pour aller toquer à toutes les portes de notre périmètre. L’étage que j’avais choisi était quasiment vide. Mais il restait encore un vieux couple pas décidé à quitter les lieux. Je me montrais patient malgré le temps qui risquait de nous faire défaut. Des bruits de craquement se faisaient entendre rendant la progression à venir plus incertaine. Mais au bout d’une minute, j’étais parvenu à convaincre le couple de sortir, les aidant à emporter un carton plein de souvenirs.

« - Quatrième étage vidé et sécurisé lui aussi. » Nous venions de nous retrouver avec Aaron. « — Le sixième et le septième ont été vidés. La crue est de sortie ça nous a fait gagné du temps. Tony n’est pas avec toi ? » La visibilité étant incertaine, je peinais à voir notre capitaine.

La température montait rapidement. Les ordres étaient plus que clairs. J’avais comme boulot de m’occuper du troisième étage. Je suivais donc la procédure en m’entendant avec Jarod et Tony. Nous devions nous retrouver à ce point précis dans cinq minutes environ. Mon étage était relativement vide en dehors d’une adolescente terrorisée dans l’appartement du milieu. J’étais allée avec elle près de la fenêtre pour la faire descendre, car c’était trop risqué avec les craquements. Elle s’était jetée dans le vide avant une réception sécuritaire. Le reste de l’étage étant finalement vide, j’allais au point de rencontre. J’arrivais pratiquement en même temps que Jarod. Je lui confirmais que mon étage était vide et il me confirmait également que le quatrième l’était aussi. La fumée était désormais près noire et épaisse. Heureusement que nous avions l’équipement nécessaire, car il serait impossible de respirer dans ce beau merdier.

- Non ! Tony n’est pas avec toi. Il devrait déjà être ici. Tu crois qu’il est monté au cinquième ?

Tony devait faire le second non ? Je commençais à m’inquiéter. Tony était un homme d’expérience et ça ne lui ressemblait pas d’être allé ailleurs sans nous aviser. Nous devions toujours savoir où nous nous trouvions. Je m’approchais de l’escalier pour regarder dans la cage vers le second étage. Une montée de flamme avait envahi cette zone. Le bâtiment ne tiendrait pas longtemps à ce rythme. Il y avait une entrée d’air plus bas qui augmentait la densité de l’incendie.

- Le feu monte. Faut bouger ! Putain ! Il es où Tony ?!

Où était donc notre chef ? Était-il blessé ? Était-il sorti ? Je priais pour qu’il soit déjà dehors. Chose certaine, nous ne pouvions pas rester à cet emplacement. C’était bien trop important. Nos filtres n’allaient pas durer longtemps à ce rythme. J’espérais que les gars avaient fermé l’entrée de gaz sans quoi on allait droit vers la catastrophe avec une belle grosse explosion en prime et ça, ça ne pardonnait pas généralement. Mon capteur se mettait à sonner sur ma combinaison. Nous avions environ pour cinq minutes d’autonomie encore.

- TONY ?!

J’étais loin de paniquer, mais ça devenait urgent de savoir où était le chef des pompiers.
 

Mon étage était sécurisé autant que celui d’Aaron qui venait de me le confirmer au point de rendez-vous. Alors pourquoi étais-je habité par cette étrange sensation qui mettait à mal mes certitudes ? La chaleur quant à elle se fichait bien de nos réflexions, elle n’avait de cesse de monter en intensité, rendant chaque effort plus insoutenable encore. J’avais la peur au ventre et je compris pourquoi, lorsqu’Aaron me répondit par la négative après que je lui eu demandé si Tony était avec lui ? Une interrogation stupide, car il me suffisait d’observer le couloir pour constater l’absence de notre capitaine. « — Ce n’est pas normal. » Commençais-je en refaisant dans la tête, le plan qui nous avez été confiés avant de pénétrer l’immeuble. « — On nous a pourtant dit que tout le cinquième avait été vidé. » Mais cet indéfinissable « on » n’avait-il pas omis une voire plusieurs victimes dans son premier décompte ?

Aaron m’extirpa instantanément de mes pensées. Nous n’avions plus le luxe de nous répandre en réflexion. Mais à mon tour et pour en avoir le cœur net, je m’approchais de la cage d’escalier pour y constater l’ampleur des dégâts. Le feu y régnait en maître incontesté à présent, nous ne pourrions donc passer si d’infortune nous étions amenés à gagner les étages supérieurs. « — Non il ne peut pas être là-haut… » Et pourtant je le connaissais assez bien pour me dire que cette hypothèse n’était malheureusement pas à exclure. Un malheur n’arrivant pas seul, nos capteurs se mirent à sonner, nous faisant savoir qu’il ne nous restait plus que cinq minutes d’autonomie tout au plus. « — Putain ! » Talki en main, je tentais de capter le signal de Tony. « — Tony, ici Jarod. Étages inférieurs vidés. À toi ! » L’émetteur grésillait au rythme du son d’alerte de nos capteurs. « — Tony ! » réitérais-je en pressant avidement le bouton de ma radio. Aaron lui avait choisi de hurler à pleins poumons pour mieux se faire entendre.

« … »

Je venais de percevoir ce qui me semblait être un signe vital. « — Tony ! Réponds-nous ! Où es-tu ? » L’émetteur se mit à grésiller avant que la voix de notre capitaine se fasse entendre à nouveau. Malheureusement pour nous, il était bel et bien terré au cinquième étage et ne parvenait à capter le signal de ceux qui se trouvaient plus bas. « — On arrive d’accord ? » Mon regard se posa aussitôt sur Aaron qui se rapprocha. « — Je bascule sur l’autre canal. » Ce que je fis aussitôt ; le cœur battant la chamade et le mal de ventre toujours aussi intense. « — Les gars ici Jarod. Montez l’échelle au cinquième étage et déployer la bâche incendie. MAINTENANT ! » Je fis signe à mon acolyte de me suivre pour que nous nous approchions de la fenêtre afin d’être visibles de ceux qui se trouvaient plus bas. « — Tony, l’échelle va être déployée à ton niveau. Vous êtes combien ? » Le signal vrilla à nouveau, nous laissant complètement groggy et sans réponse.

« — Merde ! Tant pis, on y va. » Ni une ni deux, je brisais la vitre pour me raccrocher à l’échelle et ainsi rejoindre le cinquième étage, suivit de près par Aaron. Tony était là, dans le couloir. « C’est un couple de personnes âgées. Faites-les sortir ! » Le couloir était en flamme est l’air irrespirable. Sans attendre, avec Aaron, nous prîmes en charge le couple « — Fais-les descendre Aaron ! » ordonnais-je à mon acolyte tandis que je rejoignais Tony qui n’avait pas quitté le couloir. « — Mais qu’est-ce que tu fous ? » Son comportement était incohérent. Pourquoi s’échiner-il donc à rester s’il n’y avait plus personne ? « Il reste une personne… » Son capteur bipait lui aussi, autant que le mien, mais sans réfléchir je le suivais non sans mal à cause de l’épaisseur de la fumée.

Les cris… j’aurai préféré entendre des cris, mais au lieu de ça subsistait le silence ; que par bribe la voix d’Aaron me revenait en tête. La structure était instable et nos réserves d’oxygène au plus bas, si bien que nous mettions nos vies en jeu à chaque minute qui s’écoulait. Dans ma tête, mon instinct de survie luttait ardemment contre mon altruisme. Mais bien au-delà de ça, il était question de la vie de mon ami. Je ne pouvais donc me résoudre à l’abandonner, pas après tout ce qu’il avait fait pour moi. Et puis il avait une femme, des enfants, une famille entière qui avait besoin de lui ; alors que moi je n’étais le socle de personne. Je me devais donc de prendre tous les risques pour le sauver lui…

Le silence à nouveau et de la poussière, un nuage si sombre que je ne parvenais pas à distinguer ce qui se trouvait près de moi. Mon corps était lourd tellement que chacun de mes pas me demandait un effort considérable. J’entendais à nouveau la voix d’Aaron au loin et je compris alors que la structure s’était bel et bien effondrée emportant avec elle ma petite personne et… Tout est flou, mais jamais la voix d’Aaron ne semblait me quitter ; elle était comme un phare en pleine tempête.

« ICI ! »  C’était une autre voix, pas familière, celle-là. J’avais la gorge sèche si bien que j’étais incapable de me faire entendre, mais de toute évidence l’on m’avait repéré. J’étais à terre et je ne m’en étais pas rendu compte. Que s’était-il donc passé durant ce laps de temps ? Et où était Tony ? Mon regard perdu dans les décombres n’avait de cesse de le chercher si bien que l’on m’avait demandé de me calmer avant de me mettre sur le brancard.

« La structure s’est écroulée. C’est votre collègue qui nous a permis de vous retrouver. » Il me parlait d’un confrère, mais lequel ? Ma gorge demeurait si sèche que j’étais incapable d’aligner deux mots. Cependant mes yeux en état, me permettait de comprendre la situation et alors que je me pensais sortie d’affaire, je vis devant moi, d’autres pompiers qui venaient de draper deux corps alors que nous passions dans le couloir pour sortir. — Tony…  trouvais-je la force de dire en commençant à m’agiter si bien qu’il fallait me calmer. J’avais compris, j’avais surtout échoué. « Il faut le sédater ! » furent les dernières paroles que j’entendis avant de croiser le regard d’Aaron qui avait été lui aussi pris en charge.