Les lieux étaient déserts depuis bien longtemps. Quelques vitres cassées laissaient entrevoir un léger courant d'air qui faisait osciller la flamme des quelques bougies déposées de-ci de-là pour éclairer la vaste pièce. Une ombre imposante sortit alors des ténèbres pour s'avancer vers ce qui lui faisait office de bureau. Ordinateur en main, il s'avança toujours enclin à une certaine hésitation. Aujourd'hui, la journée fut longue et éreintante. Une fois encore l'Onyssius avait déployé ses ailles pour rendre justice à ceux et celles qui ne pouvaient la quémander, à ceux et celles que la société écrasaient sans pitié et qui n'avaient de ce fait aucune voix pour se faire entendre. Malgré une victoire, Jarod ne pouvait se résoudre à profiter de l'instant, car une fois encore, il dut prendre la poudre d'escampette pour éviter de croiser la route de celle qui jadis était son amie la plus fidèle. Il entendait encore les pneus de la Berline crissaient sur le bitume humide. Une odieuse mélodie accompagnait par le son presque harmonieux des talons aiguilles de Miss Parker claquant l'asphalte avec panache. Chassant la vision de la demoiselle, Smith& Weeson en main et prête à lui bondir dessus, Jarod se posa sur son bureau, essayant de s'enfoncer un peu plus confortablement dans sa chaise de fortune. Une fois installé, il entreprit d'ouvrir son ordinateur portable, y entra un code pour déverrouiller l'écran. Il atterrit aussitôt sur une plateforme dont il en était l'administrateur. « Refuge » tel était son nom. Situé dans les bas-fonds du Dark Web, hors des radars du Centre, le caméléon pouvait à travers cette plateforme, communiquer avec Sydney, mais il pouvait aussi répertorier tout un tas d'informations. Il avait entre autres pris soin de numériser une grande partie de ses DSA pour les stocker plus facilement. Avide de nostalgie et parce que l'on approchait de sa première année de liberté, Jarod entreprit de regarder une vidéo.
Image en noir et blanc. Une date apparaît, en bas, à gauche, accompagnée de l'appellation suivante « For Use Centre Only » Une porte coulissante s'ouvrit alors laissant entrevoir un petit garçon d'à peine quatre ans. Il était assis là depuis de longues heures, cachant son visage pour ne pas faire voir ses larmes. De l'autre côté, dans une pièce pourvue d'un miroir sans teint, plusieurs personnes observaient avec attention le petit « prodige ». Ce dernier consentit à enfin relever la tête, ses yeux brillants laissaient perler quelques larmes sur ses petites joues rougies. Il était perdu et ne semblait comprendre ce qui se passait depuis qu'on lui avait enfoui le visage sous une cagoule. La porte coulissante s'ouvrit à nouveau, laissant paraître une silhouette sombre. Cigarette à la bouche, le Dr William Raines, observa à son tour le nouvel arrivant. Dans un nuage de fumée, après avoir longuement tiré sur sa cigarette, il lâcha un
« -C'est parfait ! » glaçant. Le petit plus effrayé que jamais, n'osa dès lors croisé le regard de l'homme à la cigarette. L'image commença à se brouiller, puis plus rien.
Une autre date venait d'apparaître à l'écran. Le petit semblait un peu plus à l'aise. En pleine création, il déposa un dernier lego sur la table. Par le biais d'un projecteur, l'Empire State Building apparaissait au mur. Rien n'est le fruit du hasard et derrière leur vitre sans teint Mr Raines, Mr Parker ainsi qu'un autre homme, observaient le petit prodige à l'œuvre. En quelques heures à peine, il s'était lancé dans la reproduction parfaite du bâtiment projeté au mur. Une performance qui eut pour effet d'impressionner l'homme élégant qui se tenait aux côtés du Dr Raines et de Mr Parker, le directeur des lieux.
« -Aller y ! » articula Raines en tirant une fois encore sur sa cigarette. L'homme élégant remit en place sa veste en tweed. C'était son moment, il n'avait pas le droit à l'erreur et il le savait mieux que quiconque. Sans attendre, il quitta la pièce et entra dans un sas, il activa dès lors une caméra, se mit devant et fit part de ses premières observations.
« -C'est incroyable, en 36 heures, il a prouvé qu'il avait plus de talent que tous les autres réunis ! » Puis, il s'éloigna pour enfin entrer dans la « cellule » de garçonnet qui commençait à taper à la vitre en répétant un
« -J'ai fini » de plus en plus exaspérant. L'homme se mit à sa hauteur, attirant ainsi toute l'attention du petit garçon.
« -J'ai fini ! Je peux voir mes parents maintenant ?! » réitéra le petit prodige« -Bonjour Jarod ! Je m'appelle Sydney et c'est moi qui vais m'occuper de toi à présent ! » Le Jarod adulte arrêta la vidéo et prit le temps d'observer celui qui fut son précepteur durant toute sa captivité, soit presque trente années. Soupirant et fixant intensément l'écran arrêté sur la version « jeune » de Sydney, Jarod sortit son portable prépayé et composa presque à l'aveugle un numéro qu'il ne connaissait que trop bien. De l'autre côté du fil, un accent français plus prononcé qu'à l'époque se fit entendre. Le caméléon qui continuait à regarder son écran, ne prit pas la peine de saluer son mentor et commença dès lors à prendre la parole.
« -Un génie qui peut devenir qui il veut, mais un enfant de quatre ans que vous avez pris le parti de traiter comme un adulte. » Sydney, à l'autre bout du fil, se redressa aussitôt, laissant de côté, le roman qu'il était en train de lire depuis quelques heures.
« -Vous êtes encore au Centre malgré l'heure tardive ! Je ne vous savez pas adepte des heures supplémentaires Sydney ! »« -Il faut de tout pour faire un monde Jarod ! » Le caméléon esquissa un sourire qui n'échappa à son mentor, puis il sortit le DSA qu'il était en train de visualiser pour en mettre un autre.
« - Comment se passe votre « cohabitation avec Mademoiselle Parker ?»« -Je ne suis pas une mauvaise langue, alors je me contenterai de dire que je suis celui qui subit le moins ses foudres. »
« -Au bout de six mois, Le Centre se décide enfin à faire appel à elle. Ca m'étonne mine de rien ! »« -Mr Parker voulait avoir sa fille à proximité j'imagine ! »
« -Est-ce de l'ironie Sydney ? »« -Oui et non. J'imagine que son arrivée sonne l'avènement d'une nouvelle air ! »
« -Ils s'imaginent qu'elle sera capable de me ramener ! »« -Elle te connait bien, très bien même. Elle est de ce fait, un atout indéniable. »
« -Que lui ont-ils fait Sydney ? »« -Rien Jarod, elle a simplement…grandis ! » Sur ces mots, Jarod mit fin à la conversation, frustrant une fois encore le Belge qui faute de mieux, raccrocha à son tour et retourna à sa lecture. L'esprit ailleurs, notre caméléon scruta les autres minidisques qu'il avait en sa possession. Tous portaient un numéro et ce qui semblait correspondre à une date. Mais avant d'en visualiser un autre, il lui fallait une petite collation. Il quitta donc son bureau de fortune, puis attrapa la recharge de Pez qui se trouvait dans son sac à dos. Cette fois, le distributeur était à l'effigie d'un clown. Jarod le plaça devant ses lèvres et attrapa la friandise du bout des dents. Il lança ensuite un autre DSA. Comme toujours la mention et la date firent leur apparition en bas de l'écran. Cette fois, nous avions affaire à un Jarod un peu plus âgé que le petit garçon de la précédente vidéo. La voix à l'accent français, résonnait en fond sonore et le jeune Jarod, qui portait des électrodes sur les tempes, observait plusieurs lapins. Une simulation était en court, il était question de sexualité et à l'autre côté de la pièce, derrière la porte coulissante Mr Parker se trouvait avec sa fille en habit d'écolière. Il lui glissa quelques mots à l'oreille, elle lui sourit. La caméra revint alors sur Jarod qui continuait à observer les mammifères tout en posant quelques questions à son précepteur.
« -Donc je t'écoute Jarod ! Quelles sont tes premières conclusions ? »
« - Le besoin frénétique de reproduction du lapin découle d'un besoin d'assurer sa survie. Mais nous pouvons constater qu'il peut y avoir des problèmes lorsqu'on le retire de son environnement pour le faire vivre en captivité. Je pense que le comportement sexuel du lapin est le principal facteur de trouble du comportement et d'incompréhension de l'animal. » Sydney qui prenait des notes et acquiesçait de temps à autre semblait satisfait. Il se permit même de rajouter une interrogation qui introduit l'entrée de Miss Parker. « -Et penses-tu que cela puisse être semblable pour l'humain. Penses-tu que le changement d'environnement peut engendrer des troubles du comportement et de l'incompréhension chez l'homme ? » Mais Jarod n'écoutait déjà plus. Le jeune garçon, dont le cœur battait la chamade, s'approcha lentement de cette magnifique créature qui lui faisait face. Ils n'en demeuraient pas moins séparés par une vitre. Jarod tout sourire posa sa main sur le réceptacle. Dès lors, la jeune miss Parker se tourna vers une ombre qui acquiesça aussitôt. A son tour, la fillette déposa sa main sur la glace et ne put s'empêcher de sourire.
« -Tu es une fille ? » Elle acquiesça à nouveau. Le Jarod adulte mit à un terme à la vidéo, laissant paraître sur son écran, le visage de cette petite fille qui deviendra au fil des années sa meilleure amie, sa compagne d'aventure, sa confidente, mais plus encore, celle qui lui donnera son tout premier baiser et ça jamais, Jarod ne la oublié, jamais…
Et il est plutôt difficile d'oublier le reste, l'enlèvement à l'âge de quatre ans, les années de captivité, les simulations par centaine pour exploiter son potentiel, les rencontres, les manipulations, la peur, la tristesse, la mort...Rien n'altère la mémoire en de telles circonstances, Jarod le savait mieux que quiconque et tous ces petits disques sur lesquels se trouvaient sa vie l'aiderait à s'en rappeler encore et encore.Voilà un an qu'il a fuis le centre et tout ne fait que commencer. N'oublions jamais que la vengeance est un plat qui se mange froid